Périlleux bras de fer en Bolivie, par Maurice Lemoine

Périlleux bras de fer en Bolivie, par Maurice Lemoine

Dimanche 10 mai 2009, par J.M.

L’Association pour une Constituante vous invite à lire cet article du journaliste Maurice Lemoine, sur les effets de la Constituante en Bolivie, et ses résistances.

Périlleux bras de fer en Bolivie

Politique sociale, « indigénisme », autonomie, sécession... Le vocabulaire n’est pas neutre dans le chaudron d’une Bolivie menacée de désintégration. Victorieux, avec 67 % des voix, du référendum révocatoire du 10 août, le président Evo Morales a gagné son pari. Pour autant, confortés par les majorités qu’ils ont eux-mêmes obtenues dans leurs fiefs, les préfets des départements « autonomistes » ne relâchent pas la pression.

Par

Maurice Lemoine


Le Monde Diplomatique, Septembre 2008, p.16-17.

http://www.monde-diplomatique.fr/2008/09/LEMOINE/16252

D’abord, il y a l’Altiplano. Cet immense haut plateau coincé contre le ciel, à 4 000 m d’altitude. Le soleil. Une boule de feu qui grille les peaux. L’ombre. Glaciale comme la nuit. La nuit ? Moins dix degrés dans des masures que nul ne peut chauffer. Il n’y a pas de bois sur l’Altiplano. Juste le ululement furieux du vent contre les toits.

Quelques hameaux, quelques lopins de cultures, quelques prairies. Engoncés dans de gros pull-overs, les Indiens avec leurs bonnets, les Indiennes avec leurs chapeaux. Pendant longtemps, à pied et ployant sous d’énormes charges, les mains vides, tristes, silencieux, anéantis, ils ont subi la loi des plus forts.

Régulièrement, le feu d’artifice de formidables explosions sociales les a rappelés à la mémoire des puissants.

Le hameau s’appelle Condor Iquiña. Il n’existe pas sur les cartes. Oublié. En particulier par la route. « Le chemin est “totalement” mauvais. » Juste deux cars par semaine qui, parfois, laissent les voyageurs plantés dans le pueblo précédent.

Ici survivent des Aymaras, grâce à la culture des pommes de terre, à l’élevage des lamas et des alpagas. Le bétail meurt quand il ne pleut pas. Les humains fuient. « On doit s’exiler dans les zones chaudes, constate, désabusée, Mme Porfiria Karka, la dirigeante de la communauté. Ça devient un désert, cet endroit. Beaucoup de jeunes sont à l’extérieur, en Espagne, au Brésil, en Argentine, à El Alto [1]. Il ne reste que des vieux. »

Et l’électricité ! Installée il y a un an, grâce à l’action du président. « Notre hermano Evo Morales » (« Notre frère indigène “Evo” »). La politique politicienne, ils n’y comprennent pas grand-chose. Ils ne disposent d’aucun journal, captent juste Radio Panamericana et Radio Fides, « très manipulées ». Disons que... « On a constaté que tout parti politique est lié à une ligne. S’il est de droite, et même s’il se dit indigène, il est... de droite. S’il est de gauche, il nous tend la main. » « Evo » se tient à leurs côtés, aucun doute là-dessus. Quand il est arrivé au pouvoir, ils se sont sentis fiers. Un indigène, enfin. « Avec lui, on peut changer la Bolivie que les autres présidents ont vendue, nous laissant sans rien. Mais ce sera difficile, cette gauche est assiégée. Tout dépendra de ce mois d’août. »

A l’instar de ses compagnons, M. Daniel Guttiérrez ne milite pas au Mouvement pour le socialisme (MAS), le parti du président. Mais il se démène, responsable de l’association Sophi-Aru, qui veut promouvoir les médias communautaires, membre de l’Association des habitants [2] de Condor Iquiña et de la Coordination audiovisuelle indigène de Bolivie... Dans sa cagna qu’éclaire, le soir, une sombre lumière, assis sur son lit qu’encombrent des tas de couvertures, emmitouflé, indifférent à l’inconfort et au froid, il tape sur la petite machine à écrire qu’il a posée sur une chaise. Un rapport, une convocation ou quelque chose comme ça. « Ici, la conscience s’est renforcée. Maintenant qu’on a notre président, on doit relever la tête. Car la droite essaie de nous baiser. » C’est l’expression exacte qu’il emploie.

Déroutée, la droite, démoralisée, lorsque le 18 décembre 2005 « Evo » fut élu président grâce aux indigènes, qui constituent 62 % de la population. Appuyé aussi par une partie de la classe moyenne urbaine, fatiguée du désastre dans lequel les partis traditionnels ont jeté le pays. Une victoire impressionnante : 53,74 % des suffrages. Habituellement, dans cette nation andine, un chef d’Etat arrive au pouvoir avec 35 % des voix.

Il y a toujours hésitation entre la pratique des négociations et une ligne plus radicale

« La Bolivie change. Evo tient ses promesses. » Affiches, slogans lancés le poing levé, le gouvernement fait campagne. Il peut se targuer d’incontestables succès parfois difficiles à percevoir tant ses adversaires s’emploient à les minimiser. La « nationalisation » des hydrocarbures — en réalité, une renégociation des contrats des multinationales — a permis une augmentation des revenus de l’Etat. Grâce à cette manne, les plus urgents des programmes sociaux ont vu le jour. La renta dignidad dote de 200 bolivianos (environ 20 euros) [3] par mois tous les Boliviens de plus de 60 ans. Encore insuffisant, le salaire minimum fait un bond jusqu’à 575 bolivianos (55 euros). Une allocation destinée aux familles, le « bon Juacinto Pinto », aide à la scolarisation des enfants. Des terres sont distribuées aux paysans, ce qui rend fous les grands propriétaires de l’est du pays [4]. Une Banque du développement devrait permettre l’accès au crédit des petits et même très petits entrepreneurs.

De quoi, déjà, dénoncer une politique « populiste » (ici, contexte oblige, on dit plutôt « indigéniste »). Que s’y ajoutent l’alphabétisation de centaines de milliers de personnes grâce à la méthode cubaine Yo si puedo (« Oui, je peux ») et les deux mille projets menés à bien — chemins, postes de santé, électrification, installations sportives, etc. —, pour plus de 100 millions de dollars, en grande partie grâce à la coopération vénézuélienne, et la coupe déborde. A Santa Cruz, bastion autonomiste en guerre avec le pouvoir central, l’analyste politique José Mirtenbaum ne mâche pas ses mots : « Via Evo Morales, la Bolivie est utilisée comme une espèce de champ de bataille idéologique, contre l’impérialisme américain, par le sous-impérialisme de pacotille de [Hugo] Chávez. »

Tensions ethniques, polarisation politique, confrontations régionales... En un peu plus de deux années, la situation se dégrade considérablement. « Je crois que l’opposition s’est rendu compte qu’il est possible de faire tomber Evo Morales sans coup d’Etat », analyse M. Ricardo Calla, ministre des droits indigènes sous la présidence de M.Carlos Mesa (octobre 2003 - juin 2005). La crise a, selon lui, une raison principale : l’autoritarisme du pouvoir. Avec, comme substrat, l’une des deux grandes tendances du MAS, « un courant marxiste et néomarxiste d’origine guerillera [5]. Paradoxalement, c’est lui qui, au pouvoir, prône plutôt la négociation.) et des tenants de la gauche de guerre froide des années 1950-1960 ». Il oppose ces courants aux secteurs de la gauche démocratique présents, « mais quasi marginalement », au sein du parti et du gouvernement. Ce qui a, d’après lui, « obéré la possibilité de négociations avec d’autres forces politiques ».

Résumée en une formule — « un autoritarisme contenu » —, l’analyse minimise toutefois un facteur primordial : depuis l’arrivée de M. Morales à la tête de l’Etat, ses opposants font tout pour que l’Indio (« l’Indien ») échoue. Le Sénat, qu’ils dominent, a bloqué plus de cent lois en 2007. Et c’est précisément en négociant avec eux que le président a fait sa première erreur. Car des erreurs, il en commet.

Lors de la convocation de l’Assemblée constituante, revendication indigène destinée à changer les fondements de la société, le MAS s’accorde avec Pouvoir démocratique et social (Podemos), le parti de l’ex-président de droite Jorge Quiroga. Agissant en tant qu’instance préconstituante, l’Assemblée nationale décide que la nouvelle Constitution politique de l’Etat (CPE) devra être votée « à la majorité des deux tiers » par la Constituante, avant d’être soumise à référendum. Un mélange d’angélisme démocratique, de manque d’expérience et de foi. Encore sur son nuage victorieux, le pouvoir se voit largement majoritaire. Il l’est. Mais, avec cent trente-trois des deux cent cinquante-cinq élus, jamais il n’atteindra les deux tiers imprudemment acceptés au nom d’un hypothétique « consensus ». Ce qui permet à la droite de tout bloquer.

Pour l’empêcher de siéger, l’opposition boycotte systématiquement la Constituante. Censée élaborer la nouvelle Loi fondamentale en un an, celle-ci met huit mois pour... rédiger son règlement intérieur. Lorsque le délai imparti expire, son mandat doit être prolongé. Au terme d’un nouvel accord MAS-Podemos, l’Assemblée nationale accepte cette prolongation et stipule que la CPE pourra être approuvée à la majorité simple. Président de l’Académie bolivienne d’études constitutionnelles, l’avocat Jorge Antonio Asbun fait rétrospectivement des bonds : « Le législatif ne peut pas réapparaître et, alors que la Constituante est en activité, modifier les règles du jeu. C’est anticonstitutionnel, ce n’est plus dans ses attributions. » L’argument ne manque pas de pertinence. Il n’en demeure pas moins que les nouvelles règles sont édictées par une loi de la République, avec la participation de l’opposition.

A Sucre, où se tient la Constituante (mais aussi à Santa Cruz), la nouvelle donne suscite chahuts, provocations et manifestations. Empêchés par les comités civiques [6] de poursuivre leur travail, les élus appartenant à la majorité se réfugient dans un lycée militaire, le 23 novembre 2007. A l’extérieur, échauffourées entre forces de l’ordre et opposants font trois morts dans les rangs de ces derniers. C’est finalement à Oruro que, le 9 décembre, le projet de Constitution est voté par plus des deux tiers des présents — les masistes [7] et leurs alliés. Dans les règles, d’après eux. A un détail près : le non-respect des délais de convocation a provoqué l’absence de l’opposition.

En choisissant de passer en force, le MAS permet à une droite aux antécédents militaristes, autoritaires et dictatoriaux de brandir le drapeau de la démocratie. Il va de même tendre les verges pour se faire battre sur le thème de l’« autonomie ».

Le 2 juillet 2006, convoqué par le pouvoir, a lieu un référendum sur les autonomies départementales. Dans un pays souffrant historiquement d’une centralisation excessive, le président lui-même porte le thème sur les fonts baptismaux (mettant surtout l’accent sur l’autonomie indigène). Concernant les départements, il fait soudain volte-face dans les jours précédant le scrutin et mène une vigoureuse campagne pour le « non ». De bonnes raisons l’animent. Avant son départ, l’ancien président Mesa, lâchant du lest face à la droite, a accordé aux départements la possibilité d’élire leurs préfets au suffrage universel direct. Une bombe à retardement. Les quatre préfets d’opposition de la Media Luna [8] (Santa Cruz, Tarija, Beni, Pando) manifestent des velléités ressemblant furieusement à du... séparatisme. Et cherchent la confrontation.

D’autres motivations poussent le président. Politiquement plus problématiques, voire « incompréhensibles » pour certains de ses sympathisants : « Il y a toujours une hésitation, au sein du gouvernement, entre la pratique des négociations, venant plutôt des secteurs parlementaire et urbain intellectuel, et une ligne plus radicale, celle du pôle indien et paysan, qui impose des coups de force et des “trucs” très durs. »

Lors de la consultation, le « non » arrive largement en tête dans l’ensemble du pays. En revanche, localement, Santa Cruz, Beni, Pando et Tarija votent majoritairement pour le « oui ». Et réclament une application immédiate. Que refuse le président. Se mettant en porte-à-faux. Car c’est bien lui qui a signé la loi 3365 de convocation du 6 mars 2006, laquelle stipule, dans son article 2 : « Les départements qui, à travers le présent référendum, l’approuveront par simple majorité des votes accéderont au régime des autonomies départementales immédiatement après la promulgation de la nouvelle Constitution de l’Etat. »

Non sans mauvaise foi, comme on le verra plus avant, l’opposition s’empare d’une nouvelle bannière, celle de la décentralisation. Avant d’ouvrir un troisième front : celui de la capitalidad.

Historiquement capitale constitutionnelle du pays, Sucre a vu, après la guerre fédérale de 1899, l’exécutif, le législatif et le gouvernement transférés à La Paz, ne lui laissant que le pouvoir judiciaire. La ville réclame soudain le retour à son statut d’antan.

Sucre, capitale de la Bolivie ? Nichée dans une vallée entourée de montagnes, blanche comme les édifices de son centre colonial, elle tranche sur les zones rurales environnantes du département de Chuquisaca. Indiennes, elles. Les plus pauvres de Bolivie. Climat sec, pentes escarpées, terres infertiles. Une agriculture réduite à sa plus simple expression. Et un vote massif pour « Evo ».

Il y a à Sucre, comme dans n’importe quelle ville bolivienne, des traces de discrimination à l’égard de l’« Indien ». Sans plus. Jusqu’à l’arrivée du nouveau chef de l’Etat. Puis l’installation de l’Assemblée constituante, dans cette ville, précisément. Dès son élection à cette assemblée, M.Urquizo Cuéllar, dirigeant de la Fédération unique des peuples originaires de Chuquisaca, se voit déclaré persona non grata. Sa photo et celles de ses compagnons indigènes élus avec les voix du MAS s’étalent sur les murs, dans les boutiques, dans les restaurants, accompagnées d’inscriptions : « Traîtres. Ennemis du département ». « C’était un délit de représenter les zones rurales à l’Assemblée. D’être paysan. D’être quechua. » Le 10 avril 2008, il est agressé et sérieusement blessé. « Pendant qu’ils me frappaient, je les entendais : “Faut en finir avec l’Indien ! On va lui couper la langue, lui sortir les yeux de la tête.” Je les connais. J’ai déposé une plainte. Malheureusement, elle s’est perdue. Dans la capitale du pouvoir judiciaire ! »

Le 24 mai 2008, le président Morales doit atterrir dans le stade de Sucre, en hélicoptère, et remettre deux ambulances et 2 millions de dollars pour des projets sociaux dans les quartiers périphériques et les zones rurales. Le Comité interinstitutionnel mobilise. Créé le 7 mars pour défendre les intérêts de la région, il intègre en particulier l’université San Francisco Xavier de Chuquisaca, la mairie, un groupe « civique » (Codeinca) et l’organisation patronale du département. Recteur de l’université, M. Jaime Barrón en est le président.

C’est lui qui, en compagnie de tous les notables, lance les manifestants à l’assaut du stade. Les militaires qui le protègent sont attaqués. On peut, dans un moment d’extrême tension, entendre ce propos de leur officier : « Non, non, personne ne va tirer ! Mais arrêtez de lancer des bâtons de dynamite [9] ! » L’armée se retire. Interdit de séjour, le président n’atterrira pas. Peut alors commencer la chasse à l’Indien.

Ceux-ci débarquent de camions venus des campagnes pour accueillir « Evo ». Des groupes de choc de l’Union Juvenil Cruceñista (Union des jeunes de Santa Cruz), arrivés par cars de l’est du pays, se mêlent aux étudiants de l’université, très bien organisés, appuyés par les voitures de la mairie. Ils pourchassent les indigènes, les capturent. Coups de pied, coups de poing. Des femmes tentent de s’échapper, le visage terrifié, la bouche ouverte dans un cri. On les rattrape par les cheveux. « Tuez-les ! Tuez-les ! » Menacés d’être lapidés ou brûlés vifs, des dizaines de pauvres hères pacifiques sont brutalement poussés jusqu’à la place principale. On les dévêt à demi. On les oblige à s’agenouiller, à embrasser le sol, à insulter le président. Déchaînée, la foule manifeste son attachement à la démocratie : « Sucre debout ! Evo à genoux ! »

Plus un drapeau du MAS, à Sucre, ne flotte sur une maison. « Sinon, elle brûle. » Toutefois, les événements du 24 mai ont fait très mauvaise impression. Sucre, raciste ? Vous n’y pensez pas ! Pour brouiller les pistes, les édiles font élire à la préfecture, le 29 juin, une indigène de pollera [10], Mme Savina Cuéllar. Ancienne élue constituante du MAS ayant appris à lire grâce au programme cubain Yo si puedo, cette nouvelle icône de l’opposition a rallié la droite et, en guise de discours politique, se contente de répéter en boucle : « Je suis indienne, j’ai 45 ans et j’ai élevé sept enfants. » Elle remporte la préfecture (51,5 % des voix) grâce à la zone urbaine (71 %), ses « frères indigènes » des zones rurales votant massivement contre elle. Une situation exemplaire du panorama bolivien : une polarisation extrême entre les campagnes et les villes (à l’exception de celles de l’Altiplano, La Paz, El Alto, Potosí et Oruro).

Modeste bourgade isolée dans les années 1950, Santa Cruz de la Sierra (capitale du département de Santa Cruz) est devenue, au fil des décennies, la ville la plus peuplée et la plus prospère de Bolivie. Sa bourgeoisie, terrienne initialement, y est maintenant industrielle et exportatrice, sans oublier l’agro-industrie.Aux cycles du sucre, du riz, s’est substitué celui du soja. Une croissance phénoménale, dopée par l’impôt direct sur les hydrocarbures (IDH) exploités dans ce département (comme dans celui de Tarija).

Une femme. Elle vit à Santa Cruz, appartient à la classe moyenne. Elle a le cœur à gauche. Elle se sent malheureuse, incomprise, tourmentée. « J’ai voté “Evo”, je voulais le changement. J’aurais aimé que tous les Boliviens soient égaux et aient les mêmes droits. Ce qui se passe, c’est l’autre extrême, un racisme renversé. » Tout pour les indigènes ! Le « bon Juacinto Pinto » pour la scolarisation des enfants ? « De l’argent liquide. Les parents le dilapident ! » La Constitution ? « Votée sous la pression des mouvements sociaux et que sais-je... » Une chose lui tient surtout à cœur : l’autonomie. « Tout ce que l’Etat a géré a été un désastre dans le passé. » Qu’on y ajoute l’expulsion de l’Usaid [11], les manifestations devant l’ambassade des Etats-Unis... « Une espèce de guerre. En plus, on nous fait passer pour des racistes ! Je ne suis pas une oligarque, tout de même ! »

Même discours dans la bouche du préfet Rubén Costas. « Les autonomies sont portées par les mouvements avancés, appelons-les de gauche. Une gauche intelligente, démocratique, humaniste. Ce que vous avez en Europe. Pourquoi nous traite-t-on de séparatistes, de xénophobes, de racistes, de tenants de l’idéologie néolibérale ? »

Le « oui » à l’autonomie l’a emporté à Santa Cruz le 2 juillet 2006. D’après la loi de convocation, ce vote a un caractère vinculante (« inaliénable »). Le département est donc en droit de réclamer son application. Mais, comme le précise la même convocation, « immédiatement après la promulgation de la nouvelle Constitution de l’Etat ». Jusque-là mesuré, persuasif, M. Costas s’emporte soudain : « Un régime autoritaire ne peut pas octroyer l’autonomie. Pas plus la Russie de Staline, l’Allemagne de Hitler, le Chili de Pinochet, le Cuba de Castro, le Venezuela de Chávez que la Bolivie d’Evo ! » Hitler, « Evo », même combat ! Curieux discours. D’autant que...

L’autonomie départementale figure bel et bien dans le projet de CPE. Pour entrer en vigueur, celle-ci doit être approuvée lors d’un référendum convoqué par l’Assemblée nationale — que la droite fait tout pour retarder ! Dès lors, où se situe le problème ? Réponse dans la bouche de M. Asbun, constitutionnaliste : « Ce projet comporte également les autonomies indigène, régionale, municipale, etc. Pourquoi me demande-t-on si je veux l’autonomie départementale si, après, dans ce territoire, apparaissent d’autres autonomies ? C’est un irrespect total de la volonté démocratique ! »

Décentralisation, oui, mais au profit d’une autre centralisation : départementale, celle-là. Dans cette logique, le 4 mai dernier, Santa Cruz organise, dans la plus totale illégalité, un référendum largement gagné (mais avec 38 % d’abstention), pour approuver ses statuts d’autonomie. Les départements de Beni et Pando (1er juin), celui de Tarija, là où se concentrent les grandes réserves de gaz (22 juin), suivront, avec le même résultat. « Mais il n’y a rien de séparatiste, nous précise M. Mirtenbaum, ici, ce n’est pas le Kosovo. »

Sans nul doute. Bien que l’ambassadeur américain Philip Goldberg, souvent aperçu à Santa Cruz en compagnie des dirigeants d’opposition, ait été précédemment en poste... au Kosovo. En tout cas, ces « statuts » attribuent, entre autres, au département les compétences sur : le téléphone (fixe et mobile) et les télécommunications ; les routes et les chemins de fer ; la définition des politiques, plans et programmes de l’éducation ; l’électrification urbaine et rurale ; la politique énergétique ; les régimes du travail, de la sécurité sociale et de la santé ; l’administration de la justice ; la désignation des responsables des institutions et organismes de l’Etat travaillant dans le département. En matière de presse, sont interdites la vente « discriminatoire » de la publicité de l’Etat aux journaux de son choix, la concession « discrétionnaire » (par le pouvoir central) de fréquences de radio et de télévision, mais « l’exécutif départemental pourra créer des médias de communication massive » [12] !

C’est dans les années 1950 que s’est développée la bourgeoisie de Santa Cruz. On la trouve en permanence derrière le pouvoir pendant les dix-huit années de dictatures militaires commencées en 1964 (le patronat local financera le coup d’Etat du général Hugo Banzer Suárez, en 1971). Après le retour de la démocratie, vient le long cauchemar néolibéral (1985-2003). « Pendant cette période, témoigne M. Jorge Paz, dirigeant d’un quartier périphérique de la capitale cruceña, la droite civique, ceux qui aujourd’hui se disent autonomistes, participe à tous les gouvernements. Ce sont alors les plus centralistes ! Carlos Dabdoub [actuel secrétaire à l’autonomie du département] a été ministre sous la présidence de Jaime Paz Zamora [1989-1993]. »

Seulement, en 2000, le système commence à prendre l’eau. Il coule, en 2003, avec le renversement de M. Gonzalo Sánchez de Lozada. « Voyant alors leurs intérêts en danger, nos groupes de pouvoir inventent la thèse de l’autonomie. Ils s’unissent, et toute une campagne médiatique leur permet de défendre leurs prébendes à travers un nouveau mythe auquel eux-mêmes ne croient pas. »

Ce en quoi ils croient, en revanche, c’est en la récupération totale de l’IDH « confisqué » — à hauteur de 30 %, pour financer la renta dignidad ! — par le gouvernement central. Oubliant sciemment que la nationalisation des hydrocarbures a compensé cette perte, la révision à la hausse de l’assiette de l’impôt des multinationales augmentant la part revenant aux municipalités et... aux préfectures.

A quelques semaines du référendum révocatoire national auquel devaient se soumettre, le 10 août, le président, le vice-président et huit préfets (dont lui-même), M. Costas, évoquant la défaite probable d’« Evo » dans le département de Santa Cruz, annonçait la couleur : « Nous n’allons pas dire qu’il ne pourra plus y venir, il peut y venir, mais en promenade, parce qu’ici il ne gouvernera plus [13]. » Déjà, les violentes manifestations, systématiquement organisées dès que sa venue est annoncée, empêchent le président d’atterrir dans les quatre départements de la Media Luna et à Sucre. Décentralisation ou sédition ?

On reproche à M. Morales de consacrer son énergie à essayer d’améliorer le sort des pauvres de son pays. Ceux-ci étant majoritairement indiens, le gros des programmes sociaux est axé prioritairement sur eux. Indigénisme ? Peut-être. Dans une certaine mesure. Mais prise en compte, aussi, des rapports de forces. L’élément humain est toujours difficile à contrôler, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une masse indigène, historiquement marginalisée et, pour cette raison, légitimement têtue et obstinée. En a témoigné le mouvement social musclé lancé par les mineurs et les enseignants de la Centrale ouvrière de Bolivie (COB), dans ce contexte délicat. Sous pression, le gouvernement a annoncé, le 9 août, que les deux entreprises privées administrant le système des retraites — Banco Bilbao Vizcaya Argentaria (BBVA) et le Groupe Zurich — seront remplacées par l’Etat.

Résister à la nationalisation des hydrocarbures et à la redistribution de la terre

Monsieur Morales a été largement confirmé dans sa fonction le 10 août, avec 67 % des voix. Mais les préfets de Santa Cruz, Pando, Beni et Tarija ont également triomphé dans leurs départements [14]. Président du Conseil national démocratique (Conalde), qui regroupe les régions autonomistes, M. Costas a d’ores et déjà annoncé qu’il continuerait à impulser l’autonomie et à « résister aux réformes promues par Evo Morales, comme la nationalisation des ressources naturelles et la redistribution de la terre [15] ». Dans les jours précédant le référendum, « grèves de la faim » des comités civiques, troubles, actions violentes et appel (du maire de Santa Cruz, M. Percy Fernández) au renversement du chef de l’Etat par les forces armées se sont multipliés.

A Campero, sur l’Altiplano, une réunion s’achevait lorsque nous avons rencontré, en juillet, M. Gerardo Condori, l’autorité aymara de la communauté. « Ici, il y a des masistes, des non-masistes et des indépendants. Nous avons décidé de soutenir notre compañero Evo. On se battra pour lui. » Pas très loin de là, à Condor Iquiña, même la douce Porfiria Karka vous regarde bien en face, le menton appuyé sur la main : « On ne va pas se laisser dépouiller. Ce serait un scandale. S’ils sortent Evo, il y aura une guerre. Ce sera très sérieux. »