Répression libre et non faussée

Répression libre et non faussée

Samedi 13 août 2011, par Tribune libre, Vincent Sizaire

Vincent Sizaire donne ci-dessous son analyse de la conception du pouvoir en matière de justice

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Le 5 avril 2011, sans même attendre que l’encre de la décision du Conseil constitutionnel censurant les dispositions les plus régressives de la loi ne soit sec, le garde des sceaux annonçait, - s’appuyant sur une nouvelle mystification des prétendus chiffres de la délinquance ¬, l’adoption, avant l’été, de mesures visant à raboter un peu plus encore la spécificité éducative du droit pénal des enfants .

La plus grande confusion ne peut manquer de s’emparer de l’observateur de cette hystérie répressive, qui, depuis plus de quinze ans, nourrit un emballement législatif toujours plus rapide et brutal. Alors même que la rhétorique sécuritaire éprouve ses premières limites de persuasion, saisir ce qui fonde, au delà de l’arrière-pensée électoraliste souvent invoquée, une telle surenchère, n’est pas chose aisée.

Une première explication a, depuis plusieurs années, été formulée par la sociologie pénale, dont certains auteurs ont mis en évidence la dynamique dite de « pénalisation de la misère » à l’œuvre derrière l’inconstance du législateur. Soucieux de prévenir toute remise en cause du bien-fondé de leur politique, les gouvernements privilégient, comme seule réponse au développement de l’insécurité sociale consécutive à la mise en œuvre progressive du projet économique et social néolibéral, un traitement essentiellement punitif des troubles et déviances qu’elle engendre .

Pourtant, si cette grille d’analyse s’avère à maints égards pertinente, elle se révèle insuffisante à expliquer l’économie générale de cette dynamique répressive, faute d’en saisir les ressorts proprement juridiques. Car, si l’époque actuelle connaît des spécificités indéniables sur lesquelles nous reviendrons, le conflit qu’elle met en scène trouve son origine première dans la fondation du droit pénal moderne au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.

Contrairement au Code civil de 1804, impressionnante synthèse de plusieurs siècles d’intelligence juridique, le code pénal et le code d’instruction criminelle napoléoniens sont construits sur la mise en balance de deux logiques répressives foncièrement antagonistes . D’un côté, la sauvegarde des grands principes proclamés par les Constituants et s’incarnant dans l’idée révolutionnaire de Sûreté, c’est-à-dire la garantie du citoyen contre toutes les formes d’arbitraire, qu’il soit d’ordre public ou privé. Pivot aussi élémentaire que méconnu de l’Etat de droit, la Sûreté doit être clairement différenciée de l’impossible droit à la sécurité - que ne protège aucune déclaration de droits - avec lequel on voudrait aujourd’hui la confondre.

De l’autre, la résurgence de quelques-uns des traits fondamentaux de l’absolutisme pénal de l’Ancien régime, telle que l’idée d’un arbitraire et d’une affliction nécessaires à la bonne conduite de la répression, et qui trouve, dans l’adoption sans réserve, par les codificateurs, du fantasme d’une technologie répressive de l’utilitarisme pénal, l’occasion d’une nouvelle jeunesse. De cette singulière alliance naît le souci constant d’opposer, au nom de sa prétendue efficacité, la défense de la latitude la plus large du pouvoir répressif à la reconnaissance des droits du citoyen mis en cause.

Jamais dénoué ni même explicitement verbalisé, ce conflit normatif ne va cesser, jusqu’à aujourd’hui, de structurer l’évolution de notre système répressif. Ainsi pouvons-nous observer que les plus grandes avancées dans la protection de la Sûreté du citoyen sont indissociables de la progression du projet politique républicain, que ce soit lors de l’adoption de la grande loi du 28 avril 1832, qui abolit les peines corporelles et introduit les circonstances atténuantes, de l’élévation continue des droits de la défense sous la Troisième République ou, de façon plus emblématique encore, du sursaut humaniste de la Libération . Inversement, ce sont les périodes de notre Histoire caractérisées par la remise en cause plus ou moins explicite de l’héritage de 1789 qui connaissent les reculs les plus graves en matière de préservation du citoyen face à l’arbitraire répressif. Ainsi en est-il du développement endémique et revendiqué d’une justice d’exception sous le gouvernement de Vichy.

C’est dans ce contexte particulier que nous devons replacer les mutations contemporaines du droit pénal. A la faveur d’une rhétorique envahissante sur la montée des périls qu’alimentent simultanément l’image du terrorisme et celle de la hausse dramatique et brutale de la petite délinquance, nous n’assistons aujourd’hui qu’au dernier avatar de ce conflit séculaire entre la préservation des droits du justiciable et l’invocation, pour mieux y déroger, des supposées « nécessités » de la répression.

Notre temps présente toutefois d’indéniables singularités, qui contribuent à rendre ce conflit particulièrement intense et lui conférer une portée considérable. Alors que la mise en cause des différentes déclinaisons de la Sûreté se manifestait jusqu’à présent sous la forme d’une résistance implicite et indirecte, émerge comme un mot d’ordre concurrent, l’idée « d’efficacité répressive ». Tout se passe comme si, à la faveur de la réduction du droit pénal à un instrument de gestion punitive de la « déviance » mais, également, de l’influence toujours plus importante du dogme gestionnaire dans la conduite des politiques publiques , la vielle hostilité au projet des Lumières se muait en une doctrine répressive alternative autant qu’antagoniste, affichant sans complexes le choix d’une répression, en quelque sorte, « libre et non faussée ».

Cette évolution menace l’ordre pénal hérité de la Révolution selon deux angles principaux. La remise en cause s’exprime, d’abord, à l’égard des principes de nécessité — qui n’autorise la répression que dans la mesure où elle demeure strictement nécessaire à la sauvegarde de la cohésion sociale - et de proportionnalité — qui impose une coercition mesurée et conditionnée par la gravité de l’acte poursuivi. A ces pivots essentiels de l’ordre juridique républicain, on oppose désormais la volonté de supprimer sinon de réduire les « entraves » que sont, dans l’esprit de ces nouveaux ingénieurs de la répression, les différentes garanties progressivement instituées pour protéger le citoyen suspecté ou poursuivi de l’arbitraire potentiel des autorités répressives.

C’est ainsi, pour s’en tenir aux réformes les plus significatives, que les lois des 9 septembre 2002, 18 mars 2003, 9 mars 2004 et, dernièrement du 14 mars 2011, ont sensiblement accru les prérogatives des services de police au détriment des droits des personnes mises en cause durant l’enquête, en facilitant et même en encourageant le recours aux mesures intrusives et coercitives que sont la perquisition, les différentes réquisitions et la garde à vue. A cet égard, la réforme annoncée de cette dernière mesure ne doit surtout pas faire illusion quant au sens général du mouvement législatif, tant elle est lancée de particulière mauvaise grâce.

De la même façon, les principes de nécessité et d’individualisation des peines proclamés dès 1789 sont menacés par la promotion, concomitante à celle d’une répression sans entrave, d’une répression sans limites. Le champ de la justice pénale, normalement circonscrit, dans un Etat de droit, aux seuls actes , tend à devenir hégémonique, en débordant tant en amont qu’en aval de la commission d’une infraction. A travers la multiplication des fichiers de police et autres dispositifs de surveillance et l’adoption d’une politique de prévention de la délinquance se réduisant à la détection et la neutralisation des populations perçues comme déviantes, se dessine le fantasme d’une intervention répressive, c’est à dire avant même tout passage à l’acte.
Plus significatif encore est la mise en cause directe du principe cardinal de légalité des délits et des peines - selon lequel aucun acte ne peut être réprimé si n’ont été préalablement déterminés le comportement incriminé et les sanctions encourues - avec la généralisation des mesures dites « de sûreté » (sic.), qui prolongent indéfiniment la surveillance pénale des personnes condamnées. Particulièrement emblématique est la rétention dite de sûreté, qui, depuis la loi du 25 février 2008, autorise l’enfermement, potentiellement infini, de personnes ayant purgé leur peine de réclusion. A la présomption d’innocence, garantie essentielle de la Sûreté du citoyen, se substitue ainsi une invraisemblable présomption de dangerosité.

Aussi devons-nous l’affirmer sans équivoques : la séquence contemporaine du conflit normatif, ouvert sous le premier Empire, entre la sauvegarde de l’ordre juridique révolutionnaire et la réaction à sa mise en œuvre, porte la menace particulièrement vive d’un renversement pur et simple de l’État de droit républicain, en substituant au primat de la liberté et de la modération pénale celui d’un impossible principe de précaution, engageant les pouvoirs publics à éradiquer le « risque » délictueux.

A ceux que la disparition de la République n’émeut guère, nous devons rappeler inlassablement que cette nouvelle doctrine pénale, non contente d’ouvrir une dynamique liberticide sans fin, où chaque fait divers, loin de signer l’échec de la politique menée, appelle une nouvelle régression procédurale, se révèle en outre totalement contre-productive du point de vue de l’objectif de réduction du crime, sensé la justifier. En concentrant le feu pénal sur la petite délinquance et sur la nébuleuse aussi imprécise que malléable des « incivilités », la politique pénale contemporaine, loin d’endiguer les comportements déviants ciblés, conduit, au contraire, à les cristalliser et les radicaliser jusqu’à l’émeute. En laissant prospérer, faute de poursuites, la délinquance financière et la grande délinquance organisée, elle favorise la pénétration mafieuse, non seulement des quartiers populaires, mais de l’économie dans son ensemble, créant les conditions d’une violence protéiforme en perpétuel renouvellement.

Le 22 mai 1791, ouvrant la discussion à l’Assemblée constituante qui allait conduire à l’adoption du premier Code pénal, Michel Lepeltier de St Fargeau rappelait que « le méchant est poussé par la loi même au dernier degré du crime parce que, dès ses premiers pas, il trouve le dernier degré de supplice ». Adaptant ses propos au débat public de notre temps, nous pouvons, à sa suite, affirmer que faire sien le slogan selon lequel la sécurité serait « la première des libertés », c’est se condamner, à terme, à être privé de l’une comme de l’autre.