« Je préfère une Europe libérale à pas d'Europe du tout »

« Je préfère une Europe libérale à pas d’Europe du tout »

Mardi 13 décembre 2016, par John Groleau, Tribune libre

Quelle personnalité a fait cette déclaration ? Yannick Jadot, Jean-Luc Mélenchon, Pierre Moscovici, Laurence Parisot, Alexis Tsipras, ou encore Yanis Varoufakis ? Non, un « illustre inconnu » qui fut le président [1] du Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe de septembre 1949 à 1964 : André Philip. Certains aspects de son parcours hétéroclite méritent d’être connus, en particulier ceux concernant la construction « européenne », d’autant plus que l’« Europe sociale » est renvoyée aux calendes grecques [2] et que la future « Europe démocratique » à travers la convocation d’une Constituante européenne revient dans le débat public.

« C’est ainsi qu’en novembre 1948 le Comité international pour les Etats-Unis socialistes d’Europe se transforma en Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe. Il ne s’agit pas seulement d’un changement de nom destiné à faciliter l’adhésion des personnes non inscrites à un parti socialiste officiel. Notons le déplacement du mot “socialiste”. Il est significatif. Désormais il ne s’agit plus d’établir d’abord le socialisme dans tous les pays et ensuite, par voie de conséquence, de faire l’Europe, mais de faire d’abord l’Europe, et de lutter ensuite pour que cette Europe soit socialiste. » Olivier Philip [3]

André Philip est né le 28 juin 1902, dans le Gard. Son père décéda en 1911 et sa mère l’éleva dans la religion protestante [4]. Il fut le président de la Fédération des étudiants protestants [5] et en 1923, il y rencontra Mireille Cooreman, fille d’un pasteur protestant, qui devint sa femme [6]. En 1924, il se présenta au concours d’agrégation d’économie politique dont le président du jury était Charles Rist [7]. Ce dernier lui fit obtenir une bourse de la fondation Rockefeller qui lui permit de partir deux ans aux U.S.A. où il suivit des cours de théologie à Columbia et des cours d’économie à l’Université Madison du Wisconsin [8]. Pendant ce séjour, son premier fils, Olivier, naquit à New York le 31 août 1925. Par la suite, il eut quatre autres enfants : Jean, Christiane, Nicole et Loïc.

Courte digression sur Charles Rist


Charles Rist (1874 - 1955) était protestant et « apôtre » de Saint-Simon. Dans son article « La fondation Rockefeller et la construction d’une politique des sciences sociales en France (1918 - 1940) » [9], l’historien Ludovic Tournès nous apprend qu’en « avril 1924, deux mois après sa rencontre à Paris avec le représentant du LSRM [Laura Spelman Rockefeller Memorial], C. Rist est nommé advisor pour la France ». Dès l’été 1924, il « a commencé à sélectionner de jeunes universitaires prometteurs, auxquels la fondation accorde des bourses d’études de deux ans (fellowships) pour les former à la recherche inductive dans des universités américaines et ainsi leur permettre d’insuffler à leur retour de nouvelles méthodes dans l’université française ». « L’Institut scientifique de recherches économiques et sociales (ISRES) de C. Rist, créé officiellement en décembre 1933 » fut « doté d’emblée de 350 000 dollars pour une période de 7 ans (1933 - 1940) ». Le site de l’Académie des Sciences Morales et Politiques [10] indique qu’il fut Sous-gouverneur de la Banque de France de 1926 à 1929, administrateur du Canal de Suez ainsi que de la Banque de Paris et des Pays-Bas. D’après Marc Roche, journaliste au Monde, Rockefeller appartient « à une grande famille WASP (white anglo-saxon protestant, c’est-à-dire Blancs anglo-saxons protestants) de la Côte est des Etats-Unis » [11].

Contrairement à Robert Schuman, André Philip est l’un des 80 parlementaires ayant refusé le 10 juillet 1940 de voter les pleins pouvoirs constituants à Pétain. Fin juillet 1942, il rejoignit de Gaulle en Angleterre et devint Commissaire à l’Intérieur du Comité français de la Libération nationale. À ce titre, d’après Claire Andrieu, il fut le « signataire de l’ordre de mission d’Emile Laffon » [12] dit Lachaux qui soumit un texte daté du 12 juillet 1943 au Conseil National de la Résistance. Selon cette historienne, « rien n’indique que le C.F.L.N. en son entier ait eu connaissance du projet soumis à l’approbation du C.N.R., en dépit de l’importance des questions qui y étaient tranchées. » [13] Le C.N.R rejeta le projet Laffon qui comportait dans sa partie politique les points suivants :

« 3. L’interdépendance croissante des Etats est incompatible avec le maintien des nations souveraines, chacune maîtresse sans contrôle de sa politique, de son économie, et seule juge de l’opportunité de la guerre.

4. Les abandons nécessaires de souveraineté interviennent volontairement et simultanément au profit d’une communauté d’Etats supérieure, et ne devront jamais résulter d’une pression exercée à son profit par une Grande sur une Petite nation.

5. Il existe encore trop de diversité entre les nations pour les réunir toutes indifféremment par les mêmes liens ; la nouvelle organisation internationale, pour être efficace, comportera deux degrés :

6. Les Etats voisins par le territoire ou la civilisation, et qui ne peuvent vivre de leurs seules ressources, supprimeront les barrières monétaires, douanières et militaires qui les séparent pour se grouper en Unions.

7. Une ligue universelle, douée de pouvoirs réels, coordonnera par des plans d’ensemble, leurs activités économiques, afin d’augmenter constamment le bien-être de toutes les communautés et supprimer les crises.

[…]

8. La France, dans la pleine conscience de ses responsabilités, est prête à consentir les abandons de souveraineté nécessaires à la réalisation du seul ordre international qui puisse garantir la paix dans la liberté et la justice, sous la condition que les autres nations puissantes et faibles consentent, dans le même temps, les mêmes abandons. » [14]

Après guerre, André Philip intégra le Conseil français pour l’Europe unie créé officiellement en juin 1947 dont le président était Raoul Dautry [15]. Celui-ci fut, d’après l’historienne Annie Lacroix-Riz, un « familier de grands hitlériens installés à Paris avant et pendant l’Occupation, tel Friedrich Grimm. Mais, nommé en novembre 1944 par de Gaulle ministre de la Reconstruction, l’intéressé vit son nom miraculeusement effacé par la direction des RG des documents de la procédure des (éventuels) procès pour trahison-collaboration » [16]. Parmi les membres de ce Conseil, on peut également relever les noms de Paul Ramadier, Léon Jouhaux, Charles Rist et René Courtin ; celui-ci étant le délégué général, mais aussi le co-directeur du journal Le Monde [17].

Chantre de l’Union européenne et considérant comme « une nécessité absolue » l’unification économique de l’Europe , Olivier Philip, en se présentant comme « docteur en droit » et « ancien élève de l’École nationale d’administration », soutint en 1950 à l’Université de Paris une thèse intitulée « Le problème de l’Union européenne ». Celle-ci, dédiée à son père, fut publiée par les Éditions de la Baconnière avec une préface de Denis de Rougemont, protestant et membre de l’Union européenne des fédéralistes [18]. Tout comme Drieu la Rochelle, ainsi que les deux synarques Jean Coutrot et Raoul Dautry, Denis de Rougemont avait apporté sa contribution à la revue Nouveaux Cahiers fondée en 1937 par Jacques Barnaud, directeur général de la Banque Worms, futur délégué général aux relations économiques franco-allemandes sous Vichy et agent suprême de la Synarchie [19]. À travers le Pacte Synarchique, il est possible de constater que l’Union européenne fit partie des vastes buts de la Synarchie en mettant notamment au cœur de son projet le fédéralisme [20]. Selon Olivier Philip, « certains cercles fédéralistes a[va]ient leur origine dans l’Action française et à leur tête des hommes qui ont participé aux ligues fascistes d’avant guerre ou les ont subventionnées » [21].

Dans une note en bas de page [22] de son ouvrage, on trouve cette déclaration d’André Philip, « Je préfère une Europe libérale à pas d’Europe du tout », lors de la conférence économique organisée à Westminster en avril 1949 par le Mouvement européen [23]. André Philip fut membre de ce mouvement dès sa création, en octobre 1948, et en fut le délégué général jusqu’en 1957 [24]. Ce mouvement fut financé « dès le mois de mars 1949 » par l’ACUE (Comité Américain pour une Europe Unie), lui-même financé par les fondations Ford et Rockefeller [25]. Rappelons que dans l’ouvrage collectif, L’argent de l’influence. Les fondations américaines et leurs réseaux européens, Ludovic Tournès avait admis que « s’agissant de la construction européenne, il est frappant de constater que, dès le début du XXe siècle, une fraction non négligeable des interlocuteurs des fondations sont aussi des partisans de l’unification de l’Europe : c’est le cas de Paul Henri Benjamin d’Estournelles de Constant avant 1914, mais aussi, après 1945, d’Altiero Spinelli, de Denis de Rougemont (président du Congrès pour la liberté de la culture de 1952 à 1966), de Robert Marjolin, ou encore de Willy Brandt. » [26]

André Philip et la déclaration Schuman

La période 1947 - 1950 fut évoquée par Loïc Philip dans son livre consacré à son père et cité dans la première note de cet article. Les relations entre André Philip et un autre acteur important de la construction « européenne », l’un des « pères fondateurs », y sont abordées :

« En janvier 1947, lorsqu’il [André Philip] devient ministre de l’Économie nationale du gouvernement Ramadier, Robert Schuman est aux finances. Ce fut la seule période où il n’y eut pas d’opposition entre les deux ministères. Cela tient au fait que les deux hommes ont la même vue européenne des problèmes économiques et de la question allemande. Lorsque les trois puissances se réunissent à Londres, en novembre 1948, pour examiner le problème du statut de la Ruhr, André Philip suggère la création d’une autorité compétente pour fixer la production et le prix du charbon et de l’acier. Cela montrerait aux Américains que la Ruhr pourrait être la première expérience concrète d’unification européenne. Robert Schuman intervient alors pour soutenir sa proposition.

L’idée est ensuite reprise à la conférence de Westminster du mouvement européen en avril 1949 puis, par la sous-commission de l’assemblée consultative du Conseil de l’Europe en décembre 1949. Celle-ci estime que “ l’équilibre économique de la sidérurgie européenne ne saurait être atteint, ni par une liberté anarchique d’action nationale qui conduirait rapidement à la crise, ni par une cartellisation qui relèverait les prix de revient, mais par une harmonisation de la production et des investissements dans l’industrie de l’acier, effectuée sous l’autorité des pouvoirs publics dans le cadre d’une coordination des productions et investissements d’ensemble”. Ce sont ces différentes initiatives qui vont déboucher, en 1950, sur le plan Schuman » [27].

Le 9 mai 1950, Robert Schuman prononça « sa célèbre déclaration » en tant que ministre des Affaires étrangères. Le gouvernement français proposa « de placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe » « ne préjuge[ant] en rien du régime de propriété des entreprises » [28]. Suite à cette proposition, le fédéraliste René Courtin, membre du Comité exécutif du Mouvement européen, salua dans l’hebdomadaire protestant Réforme l’action d’André Philip le 20 mai 1950 en ces termes : « […] notre ami André Philip s’en était fait le zélateur enthousiaste et tenace. C’est dans une large mesure sous son impulsion, que le Mouvement Européen, à partir de son congrès de Westminster en mai dernier, puis l’Assemblée de Strasbourg ont affirmé la nécessité d’établir une autorité politique du charbon et de l’acier, contrôlée par l’Assemblée Européenne. Trois jours exactement avant que la proposition française ait été connue, le dimanche 7 mai, le Comité exécutif international du Mouvement Européen, toujours sous l’impulsion d’André Philip rappelait cet impératif. Quels que soient les mérites de Robert Schuman, il serait parfaitement injuste d’oublier ces premiers efforts sans lesquels la proposition actuelle n’aurait pu voir le jour. » [29] Tout en précisant au passage que la politique d’intégration économique était poussée par « nos amis d’outre-Atlantique » depuis trois ans, et en formulant la réflexion suivante : « Car, si nous voulons construire l’Europe, nous la voulons démocratique et non pas synarchique ».

René Courtin a-t-il fait une allusion à la Synarchie et au Pacte Synarchique ?

Le noyau initial de la Synarchie fut constitué par le trio Banque de France, Comité des Forges et Comité des houillères [30]. Dans son ouvrage, Aux origines du carcan européen (1900 - 1960), Annie Lacroix-Riz indiqua que le Comité des forges « tuteurait à l’automne 1949 “la campagne de M. André Philip en faveur d’une organisation de la sidérurgie européenne” » [31]. Lors de sa conférence, « Les origines de la construction européenne : mythes et réalités », donnée le 16 novembre 2014, elle déclara qu’André Philip « était entièrement financé par le Comité des forges ».


André Philip, la démocratie et Dieu

D’après Loïc Philip, pour son père, « l’unification de l’Europe n’est pas une question de choix ou d’opinion politique, c’est une nécessité absolue. […]. Dès 1950, il explique, dans un article, pourquoi l’unification de l’Europe lui paraît nécessaire à la fois pour des raisons économiques, sociales, politiques et militaires. Elle est enfin, pour lui, la seule chance de la réalisation du socialisme » [32]. Il développa son argumentation, notamment sur le plan politique, en donnant une analyse fort intéressante qui est encore utilisée actuellement par certains européistes : « L’Europe est aussi une nécessité politique car elle est le seul moyen de défendre une démocratie qui traverse aujourd’hui, dans la plupart des pays, une crise sérieuse. C’est un fait qu’à l’heure présente, les principaux problèmes se posent sur le plan international ou européen. Ils sont discutés et négociés par les gouvernements responsables qui, petit à petit, échappent à tout contrôle parlementaire. Lorsque, pendant plusieurs mois, des problèmes ont été discutés entre dix ou douze nations différentes et qu’on arrive enfin à réaliser un accord, les parlements sont, en fait, mis devant un fait accompli. L’Assemblée parlementaire ne peut plus, lorsqu’elle est saisie de telles propositions, introduire des modifications importantes, sinon toutes les négociations avec les autres pays devraient être recommencées. Le résultat, c’est que, petit à petit, le contrôle parlementaire disparaît sur les questions dont dépendent véritablement l’existence et le bien-être des peuples. Il en découle un mécontentement croissant de l’opinion publique, un découragement général, le sentiment, de la part de l’homme de la rue que ce qu’il pense n’a, en réalité, aucune importance car, quel que soit le résultat de ses votes, l’expression de ses opinions, ceux qui sont “là-haut”, et constituent le véritable pouvoir, en feront toujours néanmoins à leur tête. Les négociations menées par les exécutifs se font sur le plan européen et ne peuvent être contrôlées par les parlements nationaux. Seule la création d’une assemblée parlementaire européenne, devant laquelle les autorités européennes puissent être directement responsables, pourrait redonner vie et force à une démocratie aujourd’hui menacée dans la plupart de nos nations. » [33] Un parlement français faisant office de salle d’enregistrement, un pouvoir exécutif hors de contrôle, des citoyens désabusés, « une démocratie aujourd’hui menacée dans la plupart de nos nations », voilà un constat qui fait écho à notre époque. Mais quel sens donna André Philip au mot « démocratie » ?

Loïc Philip le précisa : « Ayant un peu délaissé sa circonscription électorale, il perd son siège de député aux élections législatives de 1951. Ce n’est pas surprenant : il n’a jamais accepté de se considérer comme le défenseur des intérêts particuliers de ses électeurs. Pour lui, le député doit être, non un intermédiaire entre les électeurs et l’administration, comme le pensait Alain, mais l’incarnation d’une idée et le représentant d’une politique se concrétisant dans un programme qu’il doit expliquer et défendre. C’est une position qui, électoralement, n’est pas très payante et, en 1951, les électeurs ne sont pas encore sensibilisés à l’idée européenne. » [34]

Le Peuple est-il le souverain pour André Philip ? Non, car selon lui, « … Un des principes régulateurs essentiels, c’est la souveraineté de Dieu. Dieu, pour un chrétien, est le souverain du monde, Dieu qui l’a créé et sauvé, qui dirige et inspire les consciences, qui forme et fonde les personnalités. Mais si Dieu est souverain, nul autre ne l’est, donc la société ne l’est pas, la nation ne l’est pas, et surtout l’État ne l’est pas. » [35]

Conclusion

André Bellon avait introduit son article « Halte aux bisounours, l’Europe n’est pas un rêve mais du réel ! » en posant une question : « La construction européenne serait-elle une nouvelle religion ? » [36] . Elle mérite effectivement d’être posée et pas uniquement en sachant que le drapeau européen est un emblème religieux chrétien [37]. En 1974, Pierre Mendès France avait déclaré : « Je ne suis pas des mystiques qui ont laissé entendre sans arrêt qu’il suffit de "faire l’Europe" pour tout résoudre. Pendant des années, j’ai entendu répéter, en face de n’importe quel problème posé : "Y a qu’à faire l’Europe." » En 1954, André Philip lui avait reproché sa position sur le projet de Communauté européenne de défense (C.E.D.) soutenu par l’Empire américain. N’étant pas l’un des hommes de confiance du capitalisme mondial contrairement à André Philip, Pierre Mendès France avait anticipé rapidement le futur de la construction « européenne », notamment le 18 janvier 1957 lors de son discours contre le traité de Rome : « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement “une politique”, au sens le plus large du mot, nationale et internationale. » [38] Les événements de ce demi-siècle passé viennent de lui raison. Quant à André Philip, sa prose européiste et mondialiste perdure car le Grand capital est devenu expert pour trouver des relais précieux chez les professionnels de la politique, notamment du côté de la gauche ou apparenté.

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J’avais déjà publié le 3 janvier 2013 un article avec le même titre pour évoquer le cas André Philip. Vu les importantes modifications entre les deux versions, j’ai supprimé sur le site du Canard républicain la première.
Ci-dessous, André Philip est l’« illustre inconnu » à gauche de Pierre Mendès France.
L’image en logo de l’article vient d’une copie d’écran d’une photo datant également du 28 mai 1958.