Oui, le peuple existe

Oui, le peuple existe

Mardi 10 novembre 2015, par Jean-Claude Martin, Tribune libre

OUI, LE PEUPLE EXISTE !


par le Professeur Jean-Claude MARTIN

Sans en aller à la position extrême de nier l’existence du peuple, on voit fleurir de plus en plus de déclarations qui contestent l’utilisation du mot et du concept, en politique et plus particulièrement en philosophie politique. L’argument souvent avancé est qu’il ne recouvre plus l’ensemble social qu’il désignait à telle époque ou n’a plus le sens que lui donnait tel auteur. Considéré comme indéfinissable, il serait inapproprié de l’employer.

Cette façon de raisonner se présente généralement comme voulant en éviter un emploi simpliste et abusif, notamment "populiste". Elle émane souvent de « démocrates », vraisemblablement de bonne foi, pour la plupart, mais qui, pour l’occasion, contestent toute référence au concept originel de démocratie. Peut-être ont-ils été contaminés, par l’habitude généralisée que la démocratie moderne est définitivement le système représentatif, voire présidentiel, occidental, libéral, celui que les tenants de "la fin de l’Histoire" voyaient à jamais triomphant, après le démantèlement de l’Union Soviétique.

Une telle façon de penser rompt avec la logique qu’est censée suivre tout raisonnement, plus particulièrement tout raisonnement philosophique. Mais notre époque regorge de politologues et philosophes littérateurs qui se complaisent à mettre en valeur leur connaissance des grands auteurs du passé, oubliant que leur fonction devrait être plutôt de produire de nouvelles idées et éclaircir des concepts imparfaitement étudiés, lorsque le progrès des connaissances était moins avancé.

Bien évidemment, le peuple existe.

Dans l’essai "Démocratie, le nom volé d’une idée violée"*, le peuple qui a été clairement défini est l’ensemble de "tous les gens de chair et de sang" (rapprochement avec le sens pluriel que prend le mot en anglais, dans "people are ..."). Ils sont différents, entre eux, avec ceux d’une autre époque, d’un autre pays. C’est un ensemble flou, mais comment en serait-il autrement, chaque individu se caractérisant par tant de ... caractéristiques ! Et pas seulement les classes sociales. Leur culture, leur communauté, genre, âge, goûts et opinions les différentient aussi. A notre époque, la logique des ensembles flous existe, même si peu la connaissent ou l’utilisent. Il est inepte de nier l’ensemble peuple, parce qu’il est composé d’individus divers. Il en a toujours été ainsi.

Rien n’empêche de mener des raisonnements pour des parties ayant des caractéristiques plus homogènes, par exemple, les pauvres, les ouvriers, les paysans, etc ... Certains parlent des 95%. Par le passé on l’appelait la plèbe, le bas-peuple, face aux 5%, les privilégiés, détenteurs de l’essentiel des pouvoirs politiques et richesses.

Évidemment, si l’on considère que 5% des gens détiennent la quasi-totalité du pouvoir, ils constituent l’oligarchie contre laquelle les gens qui la subissent doivent lutter. Le peuple peut alors être entendu comme « ceux qui n’ont pas le pouvoir ». Mais, sans jouer un rôle en matière de pouvoir, la majorité des classes moyennes hautes est sans doute satisfaite de la situation et ne voudra pas la faire changer. Il ne faut pas se tromper, non plus, dans les classes sociales qui souffrent, tous n’ont pas la conviction voulue pour adopter des idées démocratiques avancées. Le peuple des 95% n’est pas un monolithe de pensée homogène. Il ne peut se resserrer et s’unir majoritairement, contre les 5%, qu’en période de forte crise, quand la souffrance gomme les différences.

Alors, la vraie gauche doit-elle toujours tendre vers la « dictature du prolétariat » ? Saurait-elle la maîtriser pour la rendre, à terme, vivable pour les 95% ? Après l’échec du communisme, on peut en douter. Ou bien, ne pouvant le faire, doit-elle considérer qu’il suffit de lutter, ici et là, divisés, de la base, contre un Etat, toujours plus impératif, plus libéral, moins écologique, "contre nous" ? Cette lutte est pro-démocratique, mais insuffisante. L’échec est inscrit dans la démarche.

La démocratie qui redonnerait au peuple le maximum de pouvoirs de gouvernement, par un changement radical de Constitution serait un réducteur et régulateur des tendances oligarchiques. Au fur et à mesure de son développement, et de l’habitude du peuple à la maîtriser, elle les combattrait.

Aucune solution n’est satisfaisante si elle ne passe pas par un projet approfondi de rénovation démocratique de la Constitution de notre République – retrouver la souveraineté en s’appropriant l’Etat – qui fasse apparaitre les grandes différences avec cette « gauche » qui l’a portée pendant des années, en y renonçant, chaque fois qu’elle accédait au pouvoir politique national, et cette extrême droite, avec laquelle une confusion sur le « populisme » est savamment entretenue.

En fait, ce qu’il manque, c’est une idéologie démocratique fondée sur les éléments d’un degré de démocratie qui permette de laisser le peuple décider à quel niveau de démocratisation s’avancer. Quelle proportion de démocratie directe est à introduire dans le système représentatif – quel minimum de référendum assaini, pour savoir, ce que le peuple décide directement, quand et comment ? Quel contrôle des élus (statut et durée des mandats, renouvellement et cumul, corruption) ? Quel contrôle sur l’économie ? En réaffirmant des éléments forts sur le droit d’asile, celui du droit au logement et à la santé opposables, etc., la différence avec l’extrême droite serait claire.
La démocratie qui redonnerait au peuple-tous les gens, en conservant à chacun l’égalité de citoyenneté, serait un réducteur et régulateur des tendances oligarchiques. Le maximum de pouvoirs de gouvernement, serait aux mains des 90 ou 95%, car ils auraient inévitablement la majorité, sur les 5 ou 10%. Le peuple triompherait, malgré les discriminations sommaires dans lequel on l’enferme ou le combat.

Oui, le peuple existe.

S’il est souverain, si la démocratie existe, il lui suffit de décider.

Mais la Constitution de la Vème République Française, gère notre vie politique. Une nouvelle élection présidentielle semi-monarchique se profile qui peut encore figer le paysage politique pour cinq ans.

Il est urgent d’agir si l’on ne veut pas continuer de subir, subir, subir, comme des moutons de Panurge.

* Voir http://www.la-democratie.fr