Voici pourquoi il est urgent de changer de Constitution.

Voici pourquoi il est urgent de changer de Constitution.

Lundi 13 avril 2015, par Francis Lenne

Cette tribune de Francis Lenne poursuit la critique des institutions et la réflexion sur leur reconstruction.

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Voici pourquoi il est urgent de changer de Constitution.

Notre actuelle Constitution du 4 octobre 1958 a été conçue par quelques personnages certes courageux mais non dénués d’ambitions personnelles, pour mettre un terme aux excès de ce que les détracteurs des institutions de cette époque appelaient un « régime d’assemblée » et pour sortir d’une situation politique grave. En réalité, l’époque était marquée par l’incapacité à gouverner des responsables au pouvoir et l’impéritie des partis politiques qui en avaient assuré la promotion, faces aux crises sociales et aux aléas de la décolonisation. Certes, les institutions de la IVème République devaient être refondées, mais elles le furent « d’en haut » et de façon autoritaire car, dans un pays à bout de souffle, les circonstances l’exigeaient. Les citoyens ne purent contribuer à l’élaboration de leur nouveau contrat social, si ce n’est par le truchement de leurs représentants, dont justement ils déploraient les incompétences ou les turpitudes. Il leur fut simplement demandé d’approuver de façon manichéenne, par oui ou par non, un texte dont on se doute que peu prirent connaissance dans sa globalité et dont nul, si ce n’est quelques experts, ne mesura alors toutes les conséquences. Le promoteur de cette nouvelle Constitution, le général de Gaulle, pris soin de se prémunir de la nuisance des partis politiques et leur accordant, avec l’article 4, un privilège d’exception : la reconnaissance constitutionnelle et la main mise des partis sur « l’expression du suffrage ».

Certes, le « oui » l’emporta, tant la situation que laissaient les responsables politiques était déplorable, mais le loup était entré dans la bergerie, en ayant de plus obtenu le statut de berger ! Les partis ne se privèrent pas de ce pouvoir institutionnalisé et se nourrirent sur le troupeau dont ils s’assurèrent l’exclusivité de la garde. Après l’échec d’une tentative de réforme constitutionnelle en 1969, échec auquel contribuèrent les partis au pouvoir et les élites qui les représentaient, car la réforme les menaçait, la Constitution primitive de 1958 resta le contrat social des français et le reste encore. Elle a conservé ses mêmes orientations générales, de type « monarchie constitutionnelle », en dépit des 23 révisions votées par les parlementaires et d’une unique révision par référendum. Le peuple, dit « souverain », ne compte donc pas, et l’archaïsme de la Constitution de 1958 perdure.

Notons à ce sujet que l’année 1958 fut la date, pour ne prendre que cet exemple, de l’invention de la puce électronique, et qu’il faudra attendre 1971 pour voir 23 ordinateurs reliés en réseau, date à laquelle une seule image était stockée sur un disque de la taille d’un pizza ! Comment les progéniteurs de la Constitution de 1958 auraient-ils pu concevoir que plus de 3 milliards d’individus, soit 42% de la population mondiale, seraient aujourd’hui connectés à un réseau global et qu’ils pourraient communiquer avec quiconque à leur guise. Nous subissons ainsi un contrat social datant de près de 60 ans qui ignore encore largement, parmi bien d’autres évolutions techniques, géopolitiques et sociales, les possibilités offertes à la participation collaborative, à l’accès à l’information, à l’explosion des échanges à l’échelle mondiale. Cette Constitution impose toujours un régime fortement présidentiel, déléguant aux seuls partis (dont le Président est issu) le soin de désigner les candidats ayant une chance d’être élus, grâce au monopole de l’accès aux médias et aux règles généreuses de financement qui leurs sont accordées. Notre contrat social actuel, très largement dominé par les partis politiques, nous a ainsi conduit à l’oligarchie, cette forme de gouvernance où un petit nombre de personnes détiennent le pouvoir dans la durée, privant ainsi le peuple de la souveraineté que la Constitution prétend pourtant lui accorder. Il est grand temps d’en changer.

Mais changer de Constitution est pour les citoyens une tâche qui peut encore sembler hors de leur portée. La Constitution actuelle, y compris depuis la modification récente de son article 11, interdit en effet toute initiative populaire, et il ne faut pas attendre des élus qu’ils initient une telle réforme en abandonnant les privilèges que cette Constitution leur confère ! Cette question des partis fut au centre de nombreuses réflexions après la Révolution.

Tocqueville exposa au milieu du XIXe siècle cette question des partis politiques comme « un danger qu’on oppose à un danger plus à craindre », pensant à leur utilité, mais seulement face à une dictature ! En effet, Tocqueville partageait, pour une part, la crainte de son époque devant les associations politiques, « qui pratiquent une forme de délibération hors de l’enceinte parlementaire et, en France, tendent vite à l’action subversive : la partie se prend pour le tout, le parti affirme incarner la volonté générale ». et il affirmait « je ne crois point qu’une nation soit toujours maîtresse de laisser aux citoyens le droit absolu de s’associer en matière politique, et je doute même que, dans aucun pays et à aucune époque, il fût sage de ne pas poser de bornes à la liberté d’association. »

Roberto Michels, sociologue italien au parcours politique (volontairement ?) exploratoire, publiait en 1911 un ouvrage prémonitoire "Les Partis politiques : Essais sur les tendances oligarchiques des démocraties" qui établissait qu’aucun parti ne peut prétendre organiser une démocratie, et il précisait : « L’organisation (par les partis politiques) est la source d’où naît la domination des élus sur les électeurs, des mandataires sur les mandants, des délégués sur ceux qui les délèguent. Qui dit organisation dit tendance à l’oligarchie. ». Cette règle, bien que parfois contestée, ne souffre guère d’exception.

En 1940, la philosophe française Simone Weil a été jusqu’au bout de cette logique et a insisté, dans sa "Note sur la suppression générale des partis politiques", sur la nécessité de ne plus recourir aux partis pour organiser la démocratie. Selon elle, un parti qui se dit fondé pour défendre une cause et pour poursuivre un objectif politique tend en réalité à devenir une fin en soi, fonctionnant au profit de l’oligarchie qui s’en est approprié la direction. Elle rappelle que « L’idée de parti n’entrait pas dans la conception politique française de 1789, sinon comme mal à éviter ». Puis elle poursuit : « Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. L’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite. Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en aspiration. S’il ne l’est pas en fait, c’est seulement parce que ceux qui l’entourent ne le sont pas moins que lui... La conclusion, c’est que l’institution des partis semble bien constituer du mal à peu près sans mélange. Ils sont mauvais dans leur principe, et pratiquement leurs effets sont mauvais. La suppression des partis serait du bien presque pur. Elle est éminemment légitime en principe et ne paraît susceptible pratiquement que de bons effets. Presque partout — et même souvent pour des problèmes purement techniques — l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’obligation de la pensée. C’est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s’est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée. Il est douteux qu’on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques. ». Tout était dit. L’avenir, si besoin était, lui a donné raison. La Constitution de 1958 que nous subissons prétendait y remédier mais dès la disparition des leaders charismatiques, les partis ont repris le pouvoir. Jusqu’à ce que les citoyens, lassés de cette domination sans partage, de ces discours lénifiants, de l’explosion de la dette publique nourrie par le clientélisme et parfois la corruption, désertent les urnes ou bien, privés de votes de rejet, se replient vers les pires extrêmes. Autres partis, mêmes « machines à fabriquer de la passion collective » et même fin : le pouvoir.

N’attendons donc rien d’eux, ou plutôt attendons-nous au pire, car il ne fait aucun doute que leurs « élites », inquiètes d’un possible mouvement populaire, vont tenter et tentent déjà de reprendre la main. Nombreuses sont ces « élites » qui, d’un extrême à l’autre de l’échiquier politique, tentent déjà, malignement, de préparer des textes « constitutionnels » ou d’ouvrir des fausses pistes, comme celle « le statut de l’élu ». Diversion. C’est en réalité d’un « statut des citoyens » dont nous avons un urgent besoin. Sous couvert de démocratie, les oligarques du moment élaborent des stratagèmes qui leur permettraient de conserver le contrôle des pouvoirs. En voici un qui prône de façon tonitruante une VIième République et qui organise un mouvement (le M6R) sur lequel il prétend ensuite ne pas agir ! En voici un autre qui, usant de son perchoir, instaure un groupe de travail « sur l’avenir des institutions » dont il choisit habilement les membres et qu’il dirige, sans consultation aucune des citoyens, qui sont pourtant les premiers concernés. Ce ne sont que des exemples.

Il convient donc que les citoyennes et les citoyens se mobilisent, qu’ils s’émancipent des partis politiques en ne votant plus jamais, à aucune élection, pour des candidats qui représentent ces partis, mais seulement pour des candidats qui soient libres et qui s’engagent, juridiquement, à le rester. Pour des candidats qui s’engagent à ne jamais se représenter à un nouveau mandat. Pour des candidats qui s’engagent à mettre en place une large assemblée constituante s’appuyant sur des conseils territoriaux, dont les membres représenteront effectivement la collectivité. Pour des candidats qui s’engagent à promouvoir un contrat social respectueux de la souveraineté et de la dignité de l’ensemble des citoyens.

Nous pouvons, nous devons, commencer à préparer une nouvelle Constitution respectueuse de nos droits et de nos libertés. Une nouvelle Constitution qui n’accordera aucun privilège aux mandataires ni à leurs organisations partisanes et qui assurera à chacun sa dignité et la possibilité d’accéder aux mandats publics. Une nouvelle Constitution qui permettra aux citoyens de contrôler leurs mandataires et de faire respecter leurs attentes. Nombreux sont déjà ceux qui travaillent sur cette voie. Agissons ensemble. Ce n’est plus aux élus des partis d’écrire les textes de loi qui les concernent. Engageons-nous sur un projet constitutionnel, préparé par les citoyens pour les citoyens. La Constitution est un contrat pour tous, or les partis politiques organisent la division pour régner ; ils ne nous méritent plus, éliminons-les et agissons, dès maintenant.